Salaün
Magazine
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D
ans son rétroviseur central,
Boris l’Amarok projette les
images des étapes suivantes.
S’il pouvait les commenter, il vous
parlerait surement de cette col-
line enneigée qu’il a gravie sur les
conseils d’une paysanne d’Anatolie.
De ces deux autres Amarok qui l’ont
défié dans les montagnes de l’Est de la
Turquie, sur une autoroute en travaux,
le long du célèbre pipe-line BTC (Bakou,
Tbilissi, Ceyhan) et de ses « affluents ».
Elément central du film
The world
is not enough
, un James Bond réa-
lisé en 1999, cet oléoduc doublé d’un
gazoduc fait du corridor sud-cau-
casien entre la Caspienne et la mer
noire, une des régions les plus stra-
tégiques pour l’approvisionnement
énergétique du continent européen.
Boris, lui, fera la route en sens inverse.
A la sortie d’un tunnel, la Géorgie. Le contraste avec la Turquie est sai-
sissant. Dans la ville-frontière, les rues sont déglinguées, les immeubles
vétustes et brinquebalants. C’est un retour brutal trente ans en arrière
dans un communisme en plein déclin. Notre étape du jour nous conduit
à Batoumi, à une vingtaine de kilomètres de la frontière. C’est déjà une
grande ville – 120 000 habitants – et surtout une grande station bal-
néaire, ainsi qu’un grand port, sur les bords de la mer noire. Dans les
beaux quartiers du centre ville, des immeubles rénovés et d’autres en
cours de restauration laissent penser que Batoumi, une fois restaurée,
ne devrait pas manquer de charme. La Géorgie est un drôle de pays,
difficile à appréhender. Peut-être parce que l’on s’en fait une fausse
image. Celle d’un petit frère de la Russie, proche de Moscou, fondateur
et pilier de l’ancienne Union soviétique. Une sorte d’Ukraine que l’on
ne saurait placer sur une carte et dont on ne saurait définir ni la réelle
puissance, ni la véritable identité. La route entre Batumi, sur les bords
de la Mer noire, et Tbilisi, à l’autre bout du pays nous plonge en fait
dans le Caucase profond, à la croisée des civilisations et des influences
de l’Orient et de l’Occident. Le paysage lui-même semble se nourrir de
climats différents. Montagneux et boisé, il offre tour à tour des luxu-
riances tropicales - certaines vallées rappellent la Guadeloupe ! - et des
ascétismes méditerranéens. Voilà vingt et un ans ans que la Géorgie a
conquis son indépendance et elle est encore bien loin d’avoir effacé les
marques de l’occupation soviétique. Des marques que l’on trouve dans
les villes dont les rues sont encore bordées d’immeubles kroutchéviens
de plus en plus délabrés, mais auxquels leurs habitants, à force de brico-
lage et d’extensions hasardeuses et acrobatiques, arrivent à donner une
certaine originalité pour ne pas dire un certain charme. La Géorgie, c’est
aussi un certain laisser-aller général, une nonchalance désabusée : les
routes ne sont pas entretenues, les rues sont sales, les voitures vieilles
et malmenées… Il ne faut pas oublier que ces vingt années d’indépen-
dance n’ont pas été vingt années de bonheur tranquille pour les Géor-
giens. Le grand frère russe ne s’est pas montré tendre envers son
voisin caucasien. Après l’avoir, aux grandes heures du stalinisme,
dépouillé d’une bonne partie de son territoire historique, il a conti-
nué à le dépecer en appuyant les velleités indépendantistes de deux
régions qui hébergent des bases militaires russes : l’Abkhasie au nord-
est du pays et l’Ossétie du Sud au nord de Gori, la ville natale de Sta-
line. Lorsqu’en août 2008, les Géorgiens ont voulu reprendre leurs pleins
droits sur ces territoires, ils se sont retrouvés en guerre contre l’armée
russe qui faillit investir Tbilisi elle-même. On évoque le chiffre de 5000
soldats tués. Depuis, les indignations de la communauté internationale
n’y font rien. Vaincus dans une guerre déjà oubliée, les Georgiens qui
vivaient dans ces régions ont dû fuir. Quelques kilomètres avant Tbilisi,
on peut voir les immenses camps qui les accueillent. Le retour chez eux
n’est pas pour demain.
A Tbilisi, il pleuvait aussi…
Notre journée de relâche s’est partagée entre la nouvelle capitale,
Tbilisi, et la très ancienne - du
iii
e
au
v
e
siècle - à quelques kilomètres
de là. Elle s’appelle Mtskheta et protège avec ferveur les trésors
qui rappellent ce passé glorieux. Une cathédrale, un monastère, les
vestiges d’un palais… Des édifices parfaitement entretenus ou en
voie de restauration, avec l’aide de l’UNESCO. Les touristes y sont
attendus, mais c’est là que les Géorgiens viennent chercher l’âme
de leur peuple, l’origine de leur pays qui, à la porte de l’Orient, s’est
construit sur le socle de la religion orthodoxe. Une religion qui surprend
par sa modération. La ferveur est là, mais on est loin des excès que l’on
peut connaître en Russie. L’architecture elle-même est d’une simplicité
magnifique. A l’intérieur, les peintures et les sculptures sont d’une
sobriété rare dans cette culture religieuse profondément orientale qui
vous laisse désemparé et perdu face à un foisonnement de couleurs,
de dorures, de représentations allégoriques, comme si les murs étaient
toujours trop restreints pour exprimer son histoire et sa foi. Là, la Géor-
gie nous raconte de belles histoires toutes simples. Comme celle de
Sainte Ninon - ou Nina - qui, au
xi
e
siècle, confectionna une croix avec
deux sarments de vigne qu’elle noua avec une mèche de ses cheveux.
Les branches de la croix tombent un peu et la construction est naïve.
Mais c’est touchant. Comme le sont les Géorgiens, heureux d’accueillir
celui qui passe. La fin de journée nous ramena à Tbilisi. L’orage qui
menaçait explosa dans la soirée, douchant la ville et la plongeant dans
une obscurité précoce. Le seul refuge était alors les petites ruelles du
cœur de la ville, bordées de bistrots et de restaurants où l’on fait la
fête. Tbilisi est une ville attachante. Et la Géorgie un pays que l’on a
envie d’aimer. Et qui ne demande simplement, dans les troubles de son
histoire récente, qu’un peu de reconnaissance.
Extrait du carnet de route >>>>> >>>>> >>>>> >>>>> >>>>> 22-23-24 mai. Géorgie : De Batumi à Tbilisi