Salaün
Magazine
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reportages
d
’
ici
et
ailleurs
|
le
transsibérien
dans les trains avant l’ère de la grande vitesse: la secousse
provoquée par les coups de boutoir des wagons qu’on as-
semble, les roues qui claquent au passage des aiguillages, le
vacarme lorsqu’on traverse les soufflets qui relient les voi-
tures. Seule déception, les vitres ne s’ouvrent plus, en tout cas
dans le train n° 20, baptisé Vostok, “l’Est”. Il faudra attendre
les prochaines gares pour humer l’air de l’Orient. Calé sur
la banquette de mon compartiment, je me contente d’entre-
apercevoir les coupoles de la cathédrale de Vladimir et de
revivre en songe un précédent voyage en Russie. Près de
500 km après Moscou, bercé par le déhanchement du train,
j’ouvre les yeux juste à temps pour apercevoir la gare de
l’ancienne Gorki, redevenue Nijni-Novgorod. Le wagon-bar
nous tend les bras en fin d’après-midi et la serveuse semble
heureuse de nous voir commander une vodka, une boisson
que la jeunesse russe consomme de moins enmoins fréquem-
ment. Après un repas simple mais savoureux, nous rega-
gnons le wagon pour mettre notre compartiment en mode
nuit. La
provodnitsa
nous a distribué draps et serviettes et
montré comment installer les couchettes. Les forêts de bou-
leaux éclairées par la lune défilent derrière la fenêtre. Malgré
le bruit et les secousses du train, le sommeil prend le dessus et
annonce notre première nuit à bord du Transsibérien.
Au matin, les voyageurs patientent poliment pour la toi-
lette – forcément sommaire – qui fait partie des rituels du
Transsibérien. On apprend rapidement à se tenir droit dans
l’espace imparti sans se cogner à la fenêtre et, dans un tel
cadre, une toilette réussie est une petite victoire. On apprend
surtout que tout au long du voyage, les toilettes sont fermées
une demi-heure avant la gare suivante. Guetter le verrouil-
lage des toilettes permet ainsi de se situer sur le parcours.
Entre les arrêts, la préparation du thé est un autre rituel du
Transsibérien : dans chaque wagon, d’énormes samovars, ces
bouilloires traditionnelles russes, permettent aux passagers
d’obtenir de l’eau chaude et potable de jour comme de nuit.
Notre premier vrai arrêt, ce sera Iekaterinbourg, aux portes de
l’Oural, là où finit la Russie européenne. Nous y parvenons en
début d’après-midi. Cette ville, qui a longtemps porté le nom
de Sverdlovsk, dérivé de celui du bras droit de Lénine, n’a pas
entièrement effacé son passé soviétique. En témoignent ses
grands immeubles d’architecture constructiviste, avec leurs
escaliers vitrés et leurs lignes épurées.
C’est d’un barrage sur la rivière Isset qu’est née Iekaterinbourg
au
xviii
e
. Ville minière, forteresse et manufacturière depuis le
temps de Pierre le Grand, elle occupe un rôle stratégique dans
l’histoire russe. Interdite aux étrangers jusqu’aux années
1990, elle possède un musée militaire flambant neuf qui, au
vu de l’affluence de cette journée de mai, passionne les jeunes
générations de Russes.
Mais le parfum un peu sulfureux que dégage Iekaterinbourg
ne provient pas uniquement de ses usines d’armement et de
ses vieux chars d’assaut alignés devant les cours d’écoles. Elle
s’est en effet illustrée à plusieurs reprises dans les grandes
heures de l’histoire russe. C’est notamment ici que le dernier
tsar, Nicolas II, ainsi que toute sa famille furent assassinés
par les bolcheviks en 1918. On visite une vaste cathédrale
construite à l’emplacement de la maison Ipatiev, où les
Romanov vivaient en captivité jusqu’à leur exécution. Elle
fut détruite en 1977 pour ne pas attiser la flamme impériale.
Les passionnés d’intrigues politiques ne manqueront pas de
visiter le monastère des Saints-Martyrs, de Ganina Iama, à
une quinzaine de kilomètres de la ville. C’est ici, dans un puits
de mine, que les cadavres de la famille impériale auraient été
jetés et brûlés. Tout autour, un ensemble d’églises tradition-
nelles en bois a été construit au milieu des conifères. Une am-
biance pieuse mais aussi mystérieuse entoure ce monastère
dont les origines puisent en partie dans le goût du tragique
qui nourrit l’âme russe. Pour certains, ce n’est en effet pas ici
qu’on a retrouvé les corps des Romanovmais à quelques kilo-
mètres de là… Plus intrigant encore, certains affirment que
les corps retrouvés et enfermés dans les cercueils impériaux
de l’église Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, ne sont pas
ceux des Romanov…
Iekaterinbourg a aussi fait parler d’elle au temps de la guerre
froide. C’est en effet en survolant ses usines militaires en
quête de renseignements qu’un avion espion américain de
type U2, piloté par Gary Powers, a été abattu par les forces
soviétiques en 1962. Steven Spielberg a récemment consa-
cré un film haletant à cette affaire,
Le Pont des espions
. Des
fresques ornant la gare de la ville évoquent la capture du
pilote américain. Plus récemment, la ville a vu émerger un
des personnages clés de l’histoire contemporaine russe : Boris
PROVODNITSA
À la fois contrôleur ferro-
viaire, intendante et femme
de chambre chargée de
tous les petits riens d’un
voyage dans un train russe,
ce personnage est bien
connu de ceux qui ont pris
le Transsibérien. Selon les
cas, certaines se font com-
plices, maîtresses — d’école
ou de prison —, espionnes
à la solde du chef de train
ou encore complices zélées
des douaniers et autres
escadrons en uniforme qui
traversent les wagons de
frontière en frontière. Les
voyageurs sont unanimes :
les provodnitsa sont tour
à tour glaçantes ou ras-
surantes, conciliantes ou
butées, mais on ne peut
imaginer un “transsib”
sans elle. Pour réussir son
voyage, mieux vaut avoir la
provodnitsa dans la poche
plutôt que dans le collima-
teur.
En gare d’Ekaterinbourg, une provodnitsa renseigne une passagère.