Table of Contents Table of Contents
Previous Page  73 / 116 Next Page
Information
Show Menu
Previous Page 73 / 116 Next Page
Page Background

Salaün

Magazine

| Page 73

reportages

d

ici

et

ailleurs

|

le

transsibérien

dans les trains avant l’ère de la grande vitesse: la secousse

provoquée par les coups de boutoir des wagons qu’on as-

semble, les roues qui claquent au passage des aiguillages, le

vacarme lorsqu’on traverse les soufflets qui relient les voi-

tures. Seule déception, les vitres ne s’ouvrent plus, en tout cas

dans le train n° 20, baptisé Vostok, “l’Est”. Il faudra attendre

les prochaines gares pour humer l’air de l’Orient. Calé sur

la banquette de mon compartiment, je me contente d’entre-

apercevoir les coupoles de la cathédrale de Vladimir et de

revivre en songe un précédent voyage en Russie. Près de

500 km après Moscou, bercé par le déhanchement du train,

j’ouvre les yeux juste à temps pour apercevoir la gare de

l’ancienne Gorki, redevenue Nijni-Novgorod. Le wagon-bar

nous tend les bras en fin d’après-midi et la serveuse semble

heureuse de nous voir commander une vodka, une boisson

que la jeunesse russe consomme de moins enmoins fréquem-

ment. Après un repas simple mais savoureux, nous rega-

gnons le wagon pour mettre notre compartiment en mode

nuit. La

provodnitsa

nous a distribué draps et serviettes et

montré comment installer les couchettes. Les forêts de bou-

leaux éclairées par la lune défilent derrière la fenêtre. Malgré

le bruit et les secousses du train, le sommeil prend le dessus et

annonce notre première nuit à bord du Transsibérien.

Au matin, les voyageurs patientent poliment pour la toi-

lette – forcément sommaire – qui fait partie des rituels du

Transsibérien. On apprend rapidement à se tenir droit dans

l’espace imparti sans se cogner à la fenêtre et, dans un tel

cadre, une toilette réussie est une petite victoire. On apprend

surtout que tout au long du voyage, les toilettes sont fermées

une demi-heure avant la gare suivante. Guetter le verrouil-

lage des toilettes permet ainsi de se situer sur le parcours.

Entre les arrêts, la préparation du thé est un autre rituel du

Transsibérien : dans chaque wagon, d’énormes samovars, ces

bouilloires traditionnelles russes, permettent aux passagers

d’obtenir de l’eau chaude et potable de jour comme de nuit.

Notre premier vrai arrêt, ce sera Iekaterinbourg, aux portes de

l’Oural, là où finit la Russie européenne. Nous y parvenons en

début d’après-midi. Cette ville, qui a longtemps porté le nom

de Sverdlovsk, dérivé de celui du bras droit de Lénine, n’a pas

entièrement effacé son passé soviétique. En témoignent ses

grands immeubles d’architecture constructiviste, avec leurs

escaliers vitrés et leurs lignes épurées.

C’est d’un barrage sur la rivière Isset qu’est née Iekaterinbourg

au

xviii

e

. Ville minière, forteresse et manufacturière depuis le

temps de Pierre le Grand, elle occupe un rôle stratégique dans

l’histoire russe. Interdite aux étrangers jusqu’aux années

1990, elle possède un musée militaire flambant neuf qui, au

vu de l’affluence de cette journée de mai, passionne les jeunes

générations de Russes.

Mais le parfum un peu sulfureux que dégage Iekaterinbourg

ne provient pas uniquement de ses usines d’armement et de

ses vieux chars d’assaut alignés devant les cours d’écoles. Elle

s’est en effet illustrée à plusieurs reprises dans les grandes

heures de l’histoire russe. C’est notamment ici que le dernier

tsar, Nicolas II, ainsi que toute sa famille furent assassinés

par les bolcheviks en 1918. On visite une vaste cathédrale

construite à l’emplacement de la maison Ipatiev, où les

Romanov vivaient en captivité jusqu’à leur exécution. Elle

fut détruite en 1977 pour ne pas attiser la flamme impériale.

Les passionnés d’intrigues politiques ne manqueront pas de

visiter le monastère des Saints-Martyrs, de Ganina Iama, à

une quinzaine de kilomètres de la ville. C’est ici, dans un puits

de mine, que les cadavres de la famille impériale auraient été

jetés et brûlés. Tout autour, un ensemble d’églises tradition-

nelles en bois a été construit au milieu des conifères. Une am-

biance pieuse mais aussi mystérieuse entoure ce monastère

dont les origines puisent en partie dans le goût du tragique

qui nourrit l’âme russe. Pour certains, ce n’est en effet pas ici

qu’on a retrouvé les corps des Romanovmais à quelques kilo-

mètres de là… Plus intrigant encore, certains affirment que

les corps retrouvés et enfermés dans les cercueils impériaux

de l’église Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, ne sont pas

ceux des Romanov…

Iekaterinbourg a aussi fait parler d’elle au temps de la guerre

froide. C’est en effet en survolant ses usines militaires en

quête de renseignements qu’un avion espion américain de

type U2, piloté par Gary Powers, a été abattu par les forces

soviétiques en 1962. Steven Spielberg a récemment consa-

cré un film haletant à cette affaire,

Le Pont des espions

. Des

fresques ornant la gare de la ville évoquent la capture du

pilote américain. Plus récemment, la ville a vu émerger un

des personnages clés de l’histoire contemporaine russe : Boris

PROVODNITSA

À la fois contrôleur ferro-

viaire, intendante et femme

de chambre chargée de

tous les petits riens d’un

voyage dans un train russe,

ce personnage est bien

connu de ceux qui ont pris

le Transsibérien. Selon les

cas, certaines se font com-

plices, maîtresses — d’école

ou de prison —, espionnes

à la solde du chef de train

ou encore complices zélées

des douaniers et autres

escadrons en uniforme qui

traversent les wagons de

frontière en frontière. Les

voyageurs sont unanimes :

les provodnitsa sont tour

à tour glaçantes ou ras-

surantes, conciliantes ou

butées, mais on ne peut

imaginer un “transsib”

sans elle. Pour réussir son

voyage, mieux vaut avoir la

provodnitsa dans la poche

plutôt que dans le collima-

teur.

En gare d’Ekaterinbourg, une provodnitsa renseigne une passagère.