Salaün
Magazine
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reportages
d
’
ici
et
ailleurs
|
le
transsibérien
LES YEUX
DANS L’ESSIEU
La halte de cinq ou six
heures à la frontière sino-
mongole est une des plus
étonnantes du voyage. Le
train s’arrête d’abord lon-
guement à la gare mon-
gole pour le contrôle des
passeports et visas avant
d’entamer un étrange va-
et-vient de part d’autres
de l’immense
No man’s
land
qui sépare les deux
pays. Ce n’est qu’après
un long moment que l’on
comprend que le train va
et vient à l’intérieur d’un
immense hangar où les
wagons sont désolidarisés
les uns des autres et pla-
cés sur des rails parallèles.
Lorsque nous entrons à
notre tour dans le hangar,
le spectacle est hallucinant.
Éclairée par de puissants
projecteurs, une armée
d’ouvriers du rail s’affairent
autour de dizaines de
wagons séparés les uns
des autres et occupant
toutes les voies du hangar.
Leur travail est de démon-
ter les essieux de toutes
les voitures, car les rails
en Chine sont moins écar-
tés que ceux de Russie et
Mongolie. Chaque wagon
est ensuite soulevé par
de puissantes griffes et
de nouveaux essieux sont
glissés sous le wagon sur
un deuxième jeu de rails,
aux normes chinoises.
Une fois que le wagon
repose sur ses nouveaux
essieux, le va-et-vient et
les coups de boutoir des
locomotives qui tirent
et poussent les voitures
pour recomposer le train
par wagon reprennent de
plus belle. La plupart des
passagers observent cet
étrange ballet à la fenêtre
et retiennent leur souffle
lorsqu’ils aperçoivent enfin
l’énorme arc-en-ciel mar-
quant la frontière chinoise
sur la voie routière paral-
lèle au train.
les trains chinois, les samovars géants installés dans chaque
wagon ne servent plus principalement pour le thé mais pour
préparer les plats de nouilles lyophilisées qu’on trouve faci-
lement dans les boutiques des gares. Nous imitons nos amis
mongols et chinois car, cette fois, le wagon-bar a bel et bien
disparu.
Le train glisse lentement vers la gare chinoise d’Erlian et l’on
retrouve la vision familière de rues ordonnées, d’immeubles
modernes éclairés. Nous avons définitivement quitté la
Mongolie mongole, même si la région de Chine que nous
allons traverser, baptisée Mongolie intérieure, est en partie
peuplée de Mongols. C’est ici que Jean-Jacques Annaud a
tourné son film,
Le Dernier Loup
. Éprouvés par le spectacle
du changement d’essieu (lire en encadré), les yeux se ferment
et ne se rouvriront que le lendemain, afin de glaner quelques
images de Chine avant d’atteindre le terminus de ce voyage,
Pékin.
Au fil de la matinée sur les rails chinois, le paysage a changé
du tout au tout. Le Gobi a laissé place à une végétation plus
dense, des rizières se nichent sur le flanc de collines tour à
tour boisées et rocheuses. Les infrastructures, les véhicules,
les nombreuses mines aperçus du train et l’urbanisation
rapide de la campagne chinoise contrastent avec les pay-
sages traversés les jours précédents. À plusieurs reprises, on
aperçoit la Grande Muraille qui sillonne les collines envi-
ronnantes. Une série de tunnels permet au train de faire fi de
la barrière naturelle sur laquelle elle s’appuie. Nous entrons
enfin dans Pékin en début d’après-midi, surpris par la clarté
du ciel bleu azur qui surplombe l’immense capitale. Devant
la gare, l’effervescence est à son comble et l’on oublierait
presque de saluer pour une dernière fois le Transsibérien qui
nous a menés à bon port. Après une vingtaine de jours passés
sur les rails, on a du mal à accepter que ces images de cou-
chers de soleil sur les steppes, ces départs au petit matin, ces
heures passées à lire, à donner du temps au temps, à échanger
quelques mots avec ses compagnons de wagon, à converser
autour d’un thé ou d’un verre de vodka sont déjà à classer
parmi les souvenirs de voyage.
Mais Pékin nous attend et, malgré son gigantisme, je fais
confiance à notre guide pour suivre un programme taillé au
cordeau. Je revois la place Tian’anmen et m’étonne une fois
encore de la bonne humeur qui baigne cette place pourtant
associée au drame du mois de juin 1989 lorsque les mani-
festations d’une partie de la jeunesse estudiantine s’étaient
terminées dans un bain de sang. Aujourd’hui, de toutes les
provinces, les Chinois viennent ici se faire photographier
avec la cité interdite et le portrait de Mao en arrière-plan.
Près de trente ans plus tard, le pays dégage une atmosphère
de plus en plus décontractée, les tenues les plus extrava-
gantes sont tolérées partout, l’insécurité semble absente de la
ville, et la présence policière paradoxalement moins visible
que dans certains pays d’Europe. Pourtant, en 2016, il est
impossible de relever ses mails sur Google ou de divaguer
sur Facebook : ces sites font partie d’une longue liste de sites
internet globaux censurés en Chine. La liberté de consom-
mer, d’afficher son identité et ses rêves de progrès matériel est
acquise, celle d’exprimer ses idées en toute liberté attend en-
core. Mais Pékin progresse sur de nombreux plans. Les quar-
tiers de ruelles formant de charmants labyrinthes, les fameux