Salaün
Magazine
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I
l y a cette odeur forte, moite, un
mélange de fumée, d’essence et de mer.
Sur le Prado, l’avenue arborée qui va
du Capitole au fort du Morro, les Havanais
déambulent lentement, nonchalamment,
s’affalent sur les margelles de pierre du
paseo central. Ils discutent, pendant des
heures, en partageant quelques bières
ou une bouteille de rhum. Des enfants
dévalent la légère pente sur des cha-
riots à roulettes bricolés. Les amoureux
s’embrassent sans pudeur. La nuit est
tombée, l’air est doux et la lumière ténue.
Les Cubains n’éclairent pas beaucoup. On
est vendredi soir et c’est un jour heureux  ;
hier, l’équipe nationale de base-ball a
battu celle des Etats-Unis. Ils sont bons,
les Cubains, au base-ball. C’est leur sport
national, avec la mécanique…
Dans une ruelle adjacente, je ne résiste pas
à l’appel d’un petit et ses quelques tables
à l’extérieur. Un couple se joint à moi, me
souhaite la bonne année, et commence à
m’assaillir de questions. Mojitos pour tout
le monde ! Et puis surgit de nulle part
un vieil homme à casquette, sans doute
un lointain cousin de Compay Segundo,
le musicien du Buena vista social club,
rendu célèbre par le film de Wim Wenders.
Mon bonhomme, Ernesto Sottomayor,
porte allègrement ses soixante dix ans, la
casquette vissée solidement sur le crâne
et le cigare calé comme une excroissance
entre le majeur et l’annulaire. Il déballe
une vieille guitare et un ampli d’un autre
âge. Deux compères le rejoignent aux
percussions et c’est parti pour une salsa
endiablée. Mes compagnons de table se
lèvent et commencent à danser sur le
trottoir. C’est simple, spontané, joyeux,
c’est la magie de Cuba.
C’est faire peu d’honneur à la capitale
cubaine que de n’y passer que deux jours.
Elle mériterait à elle seule un voyage. Trois
quartiers sont incontournables, Havana
Vieja, le Vedado et Centro Havana. C’est
par ce dernier que je commence, de bon
matin. En face du Grand théâtre et du
majestueux hôtel Inglaterra, un joyau
d’inspiration espagnole du XIXe, je
m’assieds sur un banc du Parque central,
qui comme son nom l’indique, est au
centre du centre. Bordé d’une vingtaine
de grands palmiers, il entoure la statue
de Jose Marti, le héros national de l’indé-
pendance. Les Havanais en ont fait l’un
de leurs lieux de rencontre favori. A mes
cotés, quatre hommes entourés d’une
poignée de spectateurs disputent avec
véhémence une partie de domino, un
autre « sport » national. Sur ma gauche se
dresse le bâtiment qui symbolise le mieux
la Havane, le Capitolio. C’est du haut de
la terrasse de l’hôtel Saratan qu’on en a
la plus belle vue. Inauguré en 1929 par le
dictateur Gerardo Machado, le Capitolio
fut le siège du gouvernement jusqu’à la
révolution de 1959. Copie - en plus haut
- du Capitole de Washington, il dresse son
dôme de 92 mètres dans l’azur. Abritant
aujourd’hui Ministère des Sciences, de la
Technologie et de l’Environnement, il est
ouvert à la visite. Derrière lui, on peut
admirer la façade rouge et ocre de l’une
des plus célèbres fabriques de tabac, celle
de la maison Partagas. Sur la droite, loin
derrière les tours d’angles élancées du
Grand théâtre de la Havane, aujourd’hui
siège du Ballet national, le regard porte
jusqu’à la mer.
Vers la libre entreprise
La ville s’anime peu à peu. En haut du
Prado, les belles voitures américaines,
garées en épi, attendent leurs passagers.
Ricardo a des allures de Richard Gere et
passe très lentement la peau de chamois
sur les chromes déjà reluisants de sa Che-
vrolet Bel Air 1957, un des modèles préféré
des collectionneurs. Pour une vingtaine
d’euros, je ne résiste pas aux charmes
de la belle américaine, décapotable, en
plus. Il fait démarrer le moteur, « Tout est
d’origine, sur ma voiture ! » me certifie-
t-il. Il l’a achetée il y a dix ans pour une
bouchée de pain. Aujourd’hui, elle vaut
au moins 50 000 dollars. Ricardo et un
cuentapropista
. Créé en 1993, ce statut de
travailleur indépendant a subi une forte
En haut, le Prado, la grande avenue de Havana
centro qui relie le Capitolio au fort du Morro.
En bas, la célèbre fabrique de Havane Partagas.
« A Cuba, la politique est dans ce que tu
manges, dans ce que tu portes, dans le
lieu où tu habites, dans ce que tu as et
même ce que tu n’as pas ».
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